Qu'est-ce qu'une grande vie : |
Tel est l'épigraphe bien connue qui orne la Préface du Système de politique positive. Cette épigraphe nous montre Auguste Comte soucieux dès 1851 de souligner la continuité de son oeuvre. Comme si déjà il prévoyait que cette continuité allait bientôt être mise en doute. Et mise en doute, malheureusement pour lui, par les deux plus influents de ses "disciples" : Emile Littré et John Stuart Mill.
Ces deux écrivains avaient applaudi au Cours de philosophie positive (1830-1842). Mais après la parution du Système de politique positive, traité annoncé depuis longtemps par Auguste Comte, ils devaient se désolidariser hautement de leur prétendu maître, déclarer qu'ils ne le reconnaissaient plus dans ce nouveau traité, et aller même jusqu'à soutenir qu'il était devenu fou !
Mais on n'en était pas encore là au début de 1851, lorsque Comte écrivait la Préface du Système. Littré ne devait rompre avec lui qu'au lendemain du coup d'Etat du 2 décembre 1851, et Mill ne devait publier son venimeux Auguste Comte and Positivism qu'en 1865.
On ne peut donc qu'admirer ici, comme en tant d'autres endroits de son oeuvre, la prescience étonnante dont a fait preuve Auguste Comte.
Mais laissons-lui la parole :
Le principal titre de ce traité coïncide avec le titre général que je choisis, en 1824, pour la seconde édition de l'opuscule fondamental qui, sous un titre spécial, avait, deux ans auparavant, caractérisé irrévocablement mon début philosophique. Cette conformité spontanée indique la pleine homogénéité d'une longue carrière systématique où, dès l'ouverture, le but était nettement signalé. Pour la mieux manifester, je terminerai le quatrième et dernier volume du traité par la fidèle réimpression de tous mes travaux primitifs, depuis longtemps soustraits à la circulation ou enfouis dans des recueils justement oubliés.
Quel est donc cet opuscule fondamental ? et quels sont ces travaux primitifs ? Pour le savoir reportons-nous directement à la fin du tome quatrième du Système de politique positive, où se trouve l'"Appendice général" ci-dessus annoncé. Nous y trouvons une très instructive Préface spéciale, qui s'énonce ainsi :
Suivant l'annonce placée, en 1851, au début du traité que je viens d'achever, je joins à ce volume final une scrupuleuse reproduction de tous 1 mes opuscules primitifs sur la philosophie sociale. En rendant à la circulation des écrits enfouis dans des recueils depuis longtemps oubliés, cet appendice pourra faciliter l'initiation positiviste des esprits disposés à suivre ponctuellement la même marche que moi. Mais il est ici destiné surtout à manifester la parfaite harmonie des efforts qui caractérisèrent ma jeunesse avec les travaux qu'accomplit ma maturité.
D'après les habitudes dispersives qui, de nos jours, compriment toute appréciation synthétique, cette pleine continuité se trouve souvent dissimulée par l'étendue exceptionnelle que dut acquérir mon élaboration totale. Quand on n'y saisit point la relation nécessaire entre la base philosophique [le Cours de philosophie positive] et la construction religieuse [le Système de politique positive] les deux parties de ma carrière semblent procéder selon deux directions différentes. Il convient donc de faire spécialement sentir que la seconde se borne à réaliser la destination préparer par la première. Cet appendice doit spontanément inspirer une telle conviction en constatant que, dès mon début, je tentai de fonder le nouveau pouvoir spirituel que j'institue aujourd'hui. L'ensemble de mes premiers essais me conduisit à reconnaître que cette opération sociale exigeait d'abord un travail intellectuel, sans lequel on ne pourrait solidement établir la doctrine destinée à terminer la révolution occidentale. Voilà pourquoi je consacrai la première partie de ma carrière à construire, d'après les résultats scientifiques, une philosophie positive, seule base possible de la religion universelle. Mais, quand ce fondement théorique fut suffisamment posé, je dus directement vouer tout le reste de mon existence à la destination sociale que j'avais d'abord supposée immédiatement accessible.
Outre la difficulté naturelle de concevoir ce vaste plan, une tendance personnelle entraîne souvent à méconnaître l'intime connexité de mon Système de politique positive avec mon Système de philosophie positive 2 . Quoique la terminaison de la révolution occidentale soit généralement désirée, l'indiscipline propre à notre situation anarchique inspire encore d'actives sympathies, surtout parmi les lettrés. Beaucoup d'individualités se sentent choquées par l'avènement du sacerdoce positif, qui doit faire universellement prévaloir, dans la conduite publique et même privée, des règles d'autant plus inflexibles qu'elles seront toujours démontrables. Ces répugnances envers ma construction religieuse disposent à la regarder comme contradictoire avec sa base philosophique, dont l'attrait mental se trouvait naturellement exempt de tout conflit moral. Mais cet appendice montrera l'inconséquence des partisans intellectuels du positivisme qui repoussent aujourd'hui son application nécessaire à la destination sociale directement proclamée dans sa première ébauche. Soit qu'ils ne puissent saisir l'ensemble de mon élaboration, ou qu'ils regrettent de voir cesser l'interrègne religieux, leur adoption spéculative de la nouvelle synthèse les oblige à lui permettre de se compléter, de se résumer, et de conclure. Ma politique, loin d'être aucunement opposée à ma philosophie, en constitue tellement la suite naturelle, que celle-ci fut directement instituée pour servir de base à celle-là, comme le prouve cet appendice.
Conformément à ce but, il doit seulement embrasser les opuscules qui caractérisèrent graduellement ma direction générale, en écartant les écrits prématurés que m'inspira la funeste liaison 3 à travers laquelle s'accomplit mon début spontané. Dans ces productions artificielles, je ne recueille ici que deux indications décisives de ma tendance continue vers la religion positive. La première surgit, en, 1817, de cette sentence caractéristique, au milieu d'une vaine publication : Tout est relatif ; voilà le seul principe absolu. Quant à la seconde, moins prononcée, mais plus développée, elle s'accomplit, en 1818, dans le mémoire spécial où je considérai la liberté de la presse comme procurant à tous les citoyens une autorité consultative. Telles sont les seules mentions que me semblent finalement mériter mes publications antérieures aux six opuscules dont cet appendice se compose : je désavoue d'avance toute autre reproduction de travaux publiés, et j'ai déjà détruit les matériaux restés inédits.
Le premier opuscule [Séparation générale entre les opinions et les désirs] fut écrit, en juillet 1819, pour l'unique recueil périodique (le Censeur) que la postérité distinguera dans le journalisme français : mais cet article ne fut jamais inséré. Je le publie ici, soit pour indiquer comment je tendais, à vingt et un ans, vers la division des deux pouvoirs [spirituel et temporel], soit même en vue de l'utilité qu'un tel éclaircissement conserve encore.
Après avoir, en avril 1820, laissé passivement attribuer le second opuscule [Sommaire appréciation de l'ensemble du passé moderne] au directeur [Saint-Simon] du recueil (l'Organisateur) qui l'inséra, j'en reprends finalement la juste possession, alors connue seulement de quelques lecteurs. En lui donnant son vrai titre, je le signale comme première ébauche de ma conception générale du passé moderne, où je sépare déjà les deux mouvements, positif et négatif, dont le concours caractérise la révolution occidentale. Le contraste historique entre la France et l'Angleterre, suivant que prévalut le pouvoir central [l'exécutif] ou la force locale [le parlement], s'y trouve assez établi pour avoir dès lors guidé plusieurs écrivains, qui n'en ont jamais indiqué la source.
Ma direction, à la fois philosophique et sociale, fut irrévocablement déterminée, en mai 1822 4 , par le troisième opuscule [Prospectus des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société : c'est l'"opuscule fondamental" dont Comte parle dans le passage déjà cité de la Préface], où surgit ma découverte fondamentale des lois sociologiques [la loi des trois états et la classification des sciences]. Son propre titre, qui doit seul figurer ici, suffirait pour indiquer une intime combinaison entre les deux points de vue, scientifique et politique, qui m'avaient jusqu'alors préoccupé pareillement, mais séparément. La publicité de ce travail décisif resta bornée d'abord à cent exemplaires, gratuitement communiqués comme épreuves. Quand il fut reproduit à mille exemplaires, en 1824, avec quelques additions secondaires, je crus devoir superposer à son titre spécial le titre prématuré de Système de politique positive, destiné dès lors à l'ensemble de mes compositions. On ne saurait méconnaître l'unité de ma carrière, en voyant ainsi promise, dès mon début, la systématisation que le présent traité pouvait seul réaliser. [texte integral/full text ]
Le quatrième opuscule [Considération philosophiques sur les sciences et les savants] manifeste, en novembre 1825, même par son titre, une tendance plus directe vers l'établissement d'une nouvelle autorité spirituelle, d'après une philosophie fondée sur la science. Une suffisante démonstration de mes deux lois fondamentales y précède l'appréciation générale de la marche continue de l'humanité vers la réorganisation du pouvoir théorique [le pouvoir spirituel].
Enfin le cinquième opuscule [Considérations sur le pouvoir spirituel] exposa, d'une manière décisive, en mars 1826, dans le même recueil (le Producteur), la division, philosophique et sociale, des deux puissances élémentaires [pouvoir spirituel et pouvoir temporel].
Ma tendance continue à fonder un nouveau sacerdoce devint dès lors assez prononcée pour m'attirer à la fois les reproches de l'école révolutionnaire, sous prétexte de théocratie, et les félicitations de l'école rétrograde, au nom de l'ordre. Le contraste des deux appréciations que ce travail inspirait à deux écrivains accrédités (Benjamin Constant et Lamennais) indiquait déjà l'attitude normale du parti que j'instituais envers ceux dont ils étaient les chefs respectifs. Cette opposition put être spécialement vérifiée chez un même esprit, quand l'éloquent défenseur du catholicisme [Lamennais] devint aveuglément hostile à la doctrine positive, à mesure qu'il dégénérait en déclamateur révolutionnaire.
Il suffit de comparer ces cinq opuscules, et surtout les trois derniers, pour y reconnaître une progression constante, où le terme final caractérise le but général, la réorganisation du pouvoir spirituel d'après la rénovation de la philosophie. Ainsi se prépara mon traité fondamental [le Cours de philosophie positive], dont l'élaboration orale commença réellement en avril 1826, quoique son premier volume ne fût publié qu'en juillet 1830. En accomplissant cette fondation philosophique, terminée en 1842, j'y fis toujours pressentir de plus en plus la construction religieuse qu'exigeait sa destination sociale, conformément à son institution primitive.
Dans le sixième et dernier opuscule [Examen du traité de Broussais sur l'irritation], publié par le Journal de Paris, en août 1828, on saisit le passage de mon début social à ma carrière intellectuelle, qu'ouvrit, l'année suivante, l'entière exécution du cours introduit en 1826 [...], et bientôt suspendu d'après ma crise cérébrale. Les lumières résultées de cet épisode furent spécialement utilisées pour l'examen décisif du mémorable ouvrage 5 où Broussais combattit dignement l'influence métaphysique 6 . Cet opuscule final conservera toujours un intérêt historique comme ayant suscité le noble effort 7 par lequel ce grand biologiste illustra la fin de sa belle carrière, en appréciant, d'une manière digne de lui, l'admirable tentative de Gall qu'il avait jusqu'alors méconnue.
Nous voilà donc informés par Comte lui-même de ce que contiennent ses opuscules de jeunesse 8 et de leur importance capitale pour apprécier la continuité de sa carrière. Mais revenons à la Préface du Système de politique positive, et reprenons-en le fil là où nous l'avions interrompu :
Mais, d'un autre côté, un tel intervalle entre la conception [les Opuscules de jeunesse] et la construction [le Système de politique positive] de ma philosophie politique, montre aussi que je n'eus pas d'abord un sentiment assez précis des conditions intellectuelles qu'exigeait cette grande rénovation. Je crois donc devoir ici compléter, envers cette marche générale, l'insuffisante explication ébauchée dans la préface du tome sixième et dernier de mon Système de philosophie positive 2 .
J'y ai assez indiqué comment, en 1822, ma découverte fondamentale des lois sociologiques me procura, dès l'âge de vingt-quatre ans, une véritable unité cérébrale, en faisant intimement converger les deux ordres de tendances, scientifiques et politiques, qui m'avaient jusqu'alors partagé. Ma conviction personnelle d'avoir suffisamment accompli la préparation encyclopédique indispensable à ma mission sociale, permit à mon ardeur rénovatrice de me pousser aussitôt vers la construction directe de la doctrine destinée à terminer l'immense révolution occidentale. Dès 1826, mon travail décisif sur le pouvoir spirituel avait hautement voué l'ensemble de ma vie à fonder une autorité théorique vraiment digne de diriger l'entière rénovation des opinions et des moeurs, en remplaçant définitivement le monothéisme épuisé. Ainsi se termina mon début septénaire, commencé, en 1820, par ma première coordination du passé moderne.
Cette dernière partie de mon ouverture me conduisit à mieux apprécier la principale difficulté de la synthèse totale que j'osais entreprendre. Je sentis bientôt que la foi nouvelle exigeait, chez tous les esprits synthétiques, un fondement scientifique équivalent à celui que j'avais péniblement acquis, et dont j'espérais d'abord pouvoir ainsi dispenser le public. Ma propre loi hiérarchique [le principe de classification des sciences] me démontra que la philosophie sociale [la sociologie] ne pouvait prendre son vrai caractère et comporter une irrésistible autorité qu'en reposant explicitement sur l'ensemble de la philosophie naturelle [les sciences précédant la sociologie dans la classification], partiellement élaborée pendant les trois derniers siècles. Cette reconstitution directe du pouvoir spirituel me suscita promptement une méditation continue de quatre-vingts heures, qui aboutit à concevoir, comme préambule indispensable, la systématisation totale de la philosophie positive, dont je commençai l'exposition orale au printemps de la même année 1826.
Tel fut le résultat décisif de cette crise décisive, bientôt suivie d'un profond orage cérébral 9 : l'immense opération que j'avais d'abord jugée unique se trouva décomposée en deux fondations successives, l'une essentiellement mentale [le Cours de philosophie positive], l'autre directement sociale [le Système de politique positive]. Dans la première, ma sociologie devait offrir le terme nécessaire de la difficile initiation qui, commencée par Thalès et Pythagore, venait de conduire Bichat et Gall jusqu'au seuil du dernier domaine propre à la positivité rationnelle 10 . Sur cette base inébranlable, il fallait ensuite construire la nouvelle foi occidentale, et instituer le sacerdoce définitif. En un mot, la science réelle devait d'abord aboutir à la saine philosophie, capable de fonder enfin la vraie religion.
Auguste Comte continue ainsi :
Ces deux phases connexes d'une évolution sans exemple devaient, sous peine d'une insuffisante harmonie, s'accomplir chez le même organe de l'Humanité. La première, retardée par ses difficultés propres et par mes embarras personnels, m'absorba jusqu'à l'âge de la pleine maturité. En la terminant, en 1842, j'y annonçai nettement la seconde élaboration 11 , dont je publiai, six ans après, le prélude décisif 12 . A la philosophie positive, je fais succéder aujourd'hui la politique positive, qui deviendra ma principale construction, quoique nécessairement fondée sur la première 13 .
[...] Malgré leur intime connexité, ces deux grands traités doivent donc différer essentiellement. L'esprit prévalut dans l'un [le Cours], pour mieux caractériser la supériorité intellectuelle du positivisme sur un théologisme quelconque. Ici le coeur domine, afin de manifester assez la prééminence morale de la vraie religion. Le nouveau sacerdoce ne pouvait dignement terminer la fatale insurrection de l'intelligence contre l'esprit qu'en procurant d'abord à la raison moderne une pleine satisfaction normale. Mais, d'après ce préambule nécessaire, les besoins moraux devaient ensuite reprendre directement leur juste prépondérance, pour construire une synthèse vraiment complète, où l'amour constitue naturellement le seul principe universel.
La diversité normale de ces deux élaborations successives y affecte même le mode d'exposition. Pour tirer d'une science dispersive les bases élémentaires de la saine philosophie, mon ouvrage fondamental dut surtout offrir un caractère de recherche et de discussion. En systématisant ici la religion universelle d'après des principes déjà construits, mon exposition dogmatique se rapproche davantage du vrai régime rationnel, où la conviction résulte beaucoup plus d'une réflexion solitaire que d'aucune controverse. [...]
Toutes ces différences de forme se rattachent à la profonde diversité logique qui constitue le principal contraste intellectuel entre mes deux traités, conformément à leur nature et à leur destination respectives. Dans le premier, où il fallait prolonger l'initiation scientifique jusqu'à son terme normal [la sociologie], j'ai dû scrupuleusement persister à préférer la méthode objective 14 , qui convient seule à cet immense préambule ; s'élevant toujours du monde à l'homme [en montant les échelons de la classification des sciences et en faisant dépendre les sciences supérieures des sciences inférieures : c'est ce que nous appelons aujourd'hui le réductionnisme]. Mais le succès même de cette marche préliminaire, qui m'a finalement conduit au vrai point de vue universel [le point de vue sociologique 15 ], doit faire ici prévaloir la méthode subjective14, source exclusive de toute systématisation complète, où l'on descend constamment de l'homme au monde [en ramenant les sciences inférieures au sciences supérieures : c'est ce que nous appelons aujourd'hui le holisme]. Ainsi régénérée par le positivisme, la logique supérieure qui guida nos constructions initiales [le théologisme] convient encore davantage à nos synthèses finales. Sa prépondérance normale correspond naturellement à l'ascendant nécessaire du coeur sur l'esprit.
Quand ma grande élaboration objective [le Cours de philosophie positive] me conduisit en 1836 de la cosmologie [mathématique-astronomie-physique-chimie] à la biologie, je sentis aussitôt que l'exclusion scientifique de la méthode subjective ne pouvait être que provisoire, et mon premier chapitre biologique fit entrevoir déjà l'accord des deux logiques. En constituant la présidence systématique du point de vue social, mon ouvrage fondamental prépara nécessairement leur concordance positive, directement établie dans le présent volume.
Ce résultat général de mon travail philosophique devient ici la source directe de ma construction religieuse, qui commence par régénérer ainsi les conceptions scientifiques d'où elle surgit d'abord. Tel est l'objet propre de ce volume préliminaire 16 , après le discours fondamental 17 qui caractérise l'ensemble du traité. L'unité encyclopédique étant alors organisée, le tome second, consacré à la statique sociale, accomplit directement la principale synthèse, en établissant la théorie abstraite de l'ordre humain, résumé nécessaire de l'ordre universel. D'après cela, le volume suivant, relatif à la sociologie dynamique, détermine la marche totale de notre progrès, toujours réductible au développement graduel de cet ordre fondamental. Enfin le quatrième tome, réservé aux applications décisives de la doctrine sociologique, institue spécialement la religion positive, ainsi résultée de notre nature [la sociologie statique] dans l'ensemble du passé [la sociologie dynamique] : il en complète l'avènement normal par l'organisation générale de la transition extrême.
Laissons encore quelques instants la parole à Auguste Comte, et continuons la lecture de cette Préface :
Quant aux trois autres ouvrages qui doivent suivre celui-ci, d'après l'annonce finale de mon premier traité, les dix années de pleine vigueur cérébrale qui me séparent encore d'une sage retraite suffiront, j'ose l'assurer, à leur entière exécution [...] S'il me reste possible, j'écrirai d'abord les deux volumes de ma philosophie mathématique, ensuite le volume spécialement relatif à l'éducation universelle, et enfin celui qui systématisera l'action totale de l'homme sur le monde.
Plus tard, dans le tome quatrième du Système de politique positive (pp. 197 et suiv.), Auguste Comte reviendra légèrement sur cette annonce. Le traite de philosophie mathématique sera ramené de deux à un volume, qui devra s'intituler Système de logique positive, ou traité de philosophie mathématique, et qui constituera le premier d'une série de sept traités "respectivement consacrés aux sept degrés de la hiérarchie encyclopédique, et composés chacun de sept chapitres". Cette série de traités, constituant l'Encyclopédie abstraite ou philosophie seconde, Comte en réserve l'essentiel de la rédaction à ses successeurs : il se chargera seulement d'en écrire les deux volumes extrêmes consacrés respectivement aux mathématiques (c'est celui dont nous venons de parler) et à la morale. Mais ce traité de morale, intitulé Système de morale positive, ou Traité de l'éducation universelle (annoncé pour 1859) aura deux volumes, dont le premier sera consacré à la morale théorique et dont le second correspondra au traité d'éducation précédemment annoncé, assimilé dès lors à un traité de morale pratique. Enfin, Comte écrira une Encyclopédie concrète, constituée du volume déjà annoncé sur l'action de l'homme sur le monde, qui prendra le titre de Système d'industrie positive, ou Traité de l'action totale de l'Humanité sur sa planète (qui devra paraître en 1861). Et de tous ces volumes, y compris ceux qu'il n'envisage pas d'écrire lui-même, Auguste Comte fournit un plan détaillé (pp. 200 et suiv.).
Hélas Comte ne devait pas vivre les "dix années de pleine vigueur cérébrale" nécessaires pour la réalisation des quatre volumes projetés. Seul devait paraître, à la date prévue de 1856, le Système de logique positive, ou Traité de philosophie mathématique, présenté comme constituant le tome premier de la Synthèse subjective ou Système universel des conceptions propres à l'état normal de l'Humanité. Ce traité est certainement d'une lecture fort difficile, d'une part en raison du sujet traité, d'autre part à cause de la nouvelle technique de rédaction fort étrange que Comte a décidé d'adopter dorénavant pour la composition de ses ouvrages : chaque traité doit être composé de sept chapitres plus une introduction et une conclusion ; chaque chapitre doit se décomposer en trois parties de chacune sept sections ; chaque section doit comporter sept alinéas de chacun cinq ou sept phrases ; les lettres initiales de chaque phrase d'un alinéa, et celles de chaque alinéa d'une section doivent former un mot français, anglais, allemand, espagnol ou latin ; quand aux initiales des sections, elles doivent se succéder selon l'ordre alphabétique ! On ne manquera pas, cependant, de lire la très important Introduction de ce traité, où Comte expose les affinités qu'il vient de découvrir entre le positivisme et le fétichisme -- et où il proclame la fameuse "trinité" positiviste : le Grand-Etre (l'Humanité), le Grand Fétiche (la planète Terre) et le Grand Milieu (l'espace des mathématiciens).
A diverses reprises Auguste Comte a tenté de donner des résumés de sa doctrine. C'est ainsi qu'en 1844, il publiait le Discours sur l'esprit positif, pour servir de discours préliminaire à un Traité philosophique d'astronomie populaire reprenant les cours qu'il professait gratuitement pour les ouvriers parisiens. En 1848 paraissait le Discours sur l'Ensemble du positivisme, que Comte reproduira ensuite, avec des modifications mineures, en tête du Système de politique positive dont il constituera le "Discours préliminaire". En 1852 il publiait le Catéchisme positiviste, destiné à vulgariser sa doctrine auprès des femmes et des prolétaires. Et en 1855 paraissait l'Appel aux conservateurs, destiné aux dirigeants politiques. On se tromperait toutefois si l'on pensait que la lecture d'aucun de ces ouvrages puisse dispenser, pour une initiation à la pensée de Comte, de la lecture directe du Système de politique positive. Le premier et le second, en effet, ont été écrits avant le Système, et de ce fait ignorent tous les derniers développements (théorie du cerveau, 7e science...) donnés par Comte à sa pensée. Quant aux deux derniers ils sont conceptuellement d'une lecture difficile, car Comte ne s'est pas rendu compte en les écrivant de l'immense distance intellectuelle qui désormais le séparait de ses contemporains (et le sépare encore des nôtres) 18 .
Comte a également écrit, à partir de 1850, huit Circulaires annuelles à l'intention de "chaque coopérateur du libre subside spontanément institué pour le sacerdoce de l'Humanité". Ces circulaires, dont la plupart ont été reproduites comme appendices de ses traités, avaient pour but principal d'informer les coopérateurs de ce que le subside avait rapporté l'année précédente et de l'usage qui en avait été fait. Leur but secondaire était de dresser un bilan des progrès accomplis dans l'intervalle par le positivisme. Cette tradition des Circulaires annuelles a été poursuivie par les divers "successeurs" d'Auguste Comte, et ce jusqu'en 1940.
Auguste Comte a écrit deux traités d'enseignement scientifique. Ce sont le Traité élémentaire de géométrie analytique, paru en 1843, et le Traité philosophique d'astronomie populaire (1844), déjà mentionné.
1. En fait Comte laisse délibérément de côté un certain nombre de textes, comme il l'avoue plus loin.
2. Il s'agit du Cours de philosophie positive. "Quoique les six volumes de cet ouvrage aient tous parus, de 1830 à 1842, sous le titre de Cours (suggéré par l'élaboration orale qui prépara, en 1826 et 1829, ce traité fondamental), je l'ai ensuite qualifié toujours de Système pour mieux marquer son vrai caractère. En attendant qu'une seconde édition régularise cette rectification, cet avis spécial préviendra, j'espère, toute méprise à ce sujet." Système de politique positive, I, 2, note.
3. Il s'agit de la liaison de Comte avec Claude-Henri de Saint-Simon, qui dura de 1817 jusqu'à leur rupture en 1824.
4. En fait avril 1822. Auguste Comte commet dans ce passage un certain nombre d'erreurs factuelles que nous ne relèverons pas toutes ici. Dans l'"Appendice général" du Système de politique positive, cet opuscule est reproduit sous le tire de Plan des travaux...
5. Broussais, De l'Irritation et de la Folie, 1828, réédition Paris, Flammarion, coll. "Corpus des oeuvres de philosophie en langue française", 1986.
6. Dans cet ouvrage, Broussais s'attache à réfuter les "psychologistes" (qualifiés par lui-même de "nouveaux métaphysiciens"), qui prétendaient fonder une science du psychisme humain sur la seule étude des faits de conscience, en négligeant l'étude positive du système nerveux, étude entamée à la même époque par l'école des "physiologistes" (et en particulier par Gall, dont Comte s'inspirera très largement).
7. Allusion à Broussais, Cours de phrénologie, 1836.
8. Indépendamment de leur reproduction à la fin de toutes les éditions du Système de politique positive, les Opuscules de jeunesse ont été assez souvent réédités séparément du Système. C'est ainsi que l'ensemble des six textes a paru en 1883 chez Ernest Leroux sous le titre d'Opuscules de philosophie sociale, 1819-1828. Plus près de nous, le Plan des travaux et la Sommaire appréciation ont été séparément publiés chez Aubier-Montaigne, respectivement en 1970 et 1971. Plus récemment encore, un recueil, comportant la Séparation générale, le Plan des travaux et les deux Considérations, auxquels était ajouté l'Appel aux conservateurs, a paru en 1978 au Livre de poche (collection "Pluriel") sous le titre Du Pouvoir spirituel.
9. Il s'agit bien entendu de la crise de folie de 1826.
10. Comte pense naturellement ici à la sociologie. Mais il est à noter que, dès le deuxième volume du Système de politique positive, il concevra une science supérieure à la sociologie dans la hiérarchie des sciences : la morale ou science du cerveau humain.
11. "Envers le second ouvrage [Comte vient d'annoncer un traité de philosophie mathématique, en deux volumes], uniquement consacré à la philosophie politique, il a été ici si souvent indiqué, depuis le début du tome quatrième, qu'il serait maintenant superflu d'en signaler expressément la destination et l'urgence. Il se composera de quatre volumes, dont le premier traitera de la méthode sociologique, le second de la statique sociale, le troisième de la dynamique sociale, et le dernier de l'application générale d'une telle doctrine. Tous ceux qui auront convenablement apprécié ma création de la sociologie dans la seconde moitié de ce Traité sentiront aisément, d'après mes nombreux avis incidents, qu'elle ne rend nullement superflue cette nouvelle composition, à laquelle se trouve seulement ainsi préparée une base indispensable. [...] Cet ouvrage est, ce me semble, par sa nature, le plus important de tous ceux qui me restent à exécuter ; puisque le Traité actuel ayant finalement abouti à l'universelle prépondérance mentale, à la fois logique et scientifique, du point de vue social, on ne saurait, à tous égards, plus directement coopérer à l'installation finale de la nouvelle philosophie qu'en élaborant l'état normal de la science correspondante, quand même les hautes nécessités pratiques ne commanderaient pas évidemment une telle construction spéciale." Cours de philosophie positive, VI, 552 (édition Schleicher, 1908)
12. Il s'agit du Discours sur l'ensemble du positivisme , publié en 1848.
13. D'où le terme d'"ouvrage fondamental" par lequel Comte désigne le couramment Cours de philosophie positive, le terme "fondamental" étant employé ici dans son sens étymologique de "fondement", que l'on retrouve dans pierre fondamentale, et non pas dans le sens devenu usuel d'"essentiel". Car il est bien clair que pour Comte son traité essentiel, son "principal ouvrage" est le Système de politique positive.
14. Souligné par l'éditeur. Ces notions capitales sont expliquées en détail aux pp. 36 et suiv., puis 444 et suiv. du tome premier du Système de politique positive.
15. A noter qu'à partir du tome second (très exactement à partir de la page 34) le "vrai point de vue universel" deviendra le point de vue moral, puisque la science correspondante accédera au sommet de la hiérarchie scientifique -- ce que Comte sent d'ailleurs déjà confusément ici, lorsqu'il parle, quelques lignes plus loin, de "l'ascendant nécessaire du coeur sur l'esprit" -- et lorsqu'il affirme quelques lignes plus haut que "l'amour constitue naturellement le seul principe universel".
16. La seconde partie du tome premier, intitulée "Introduction fondamentale, à la fois scientifique et logique", est en effet consacrée à l'application de la méthode subjective aux sciences qui précèdent la sociologie dans la classification : la cosmologie, c'est-à-dire les mathématiques, l'astronomie, la physique et la chimie, dans le chapitre deuxième ; et la biologie dans le chapitre troisième -- où Comte expose en particulier sa fondamentale théorie du cerveau, qui reconnaît dans le cerveau (comme l'a admis depuis la neurophysiologie) trois systèmes distincts interconnectés : un cerveau de l'activité (qui correspond à ce que nous appelons aujourd'hui le cerveau reptilien), un cerveau affectif (notre système limbique) et un cerveau intellectuel (l'actuel néo-cortex), la présidence de l'ensemble revenant au cerveau affectif : "l'homme n'agit que sollicité par une affection quelconque, et ne pense que pour mieux agir".
17. Ce "Discours préliminaire" n'est en fait, comme nous l'avons noté ailleurs, que la réimpression du Discours sur l'ensemble du positivisme, paru trois ans plus tôt. Il n'est donc nullement une synthèse du traité qui va suivre, mais représente plutôt un jalon dans l'évolution intellectuelle d'Auguste Comte, évolution qui va se continuer tout au long du traité.
18. Pour ceux qui ne pourraient se procurer le Système de politique positive, le Discours sur l'Ensemble du positivisme pourra toutefois être considéré comme un second best, à la condition de tenir compte des réserves exprimées dans la note qui précède.