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Auguste Comte à grands traits
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Auguste Comte est surtout connu en tant que créateur de la sociologie, dont il a jeté les bases dans ses deux grands traités, le Cours de philosophie positive (1830-1842) et le Système de politique positive (1851-1854). C'est d'ailleurs lui qui a créé le mot sociologie, qui apparut pour la première fois dans une note de la 47e leçon du Cours de philosophie positive.
Comte est également fameux pour sa classification des sciences et sa "loi des trois états". Mais on ignore généralement les retouches qu'il a fait subir à la fin de sa vie à ces deux trouvailles fondamentales. Il a ajouté une septième science à sa hiérarchie scientifique, qui est devenue finalement la suivante :
éthique scientifique |
sociologie |
biologie |
chimie |
physique |
astronomie |
mathématiques |
Et il a fait en définitive de sa loi des trois états une "loi des quatre états" :
théologique | métaphysique | scientifique | et positif |
Voir La Classification des sciences et la Lois des trois états
L'épistémologie de Comte, fondée sur la division de la réalité en niveaux de complexité hiérarchisés, est étonnamment proche de ce qui est devenu aujourd'hui la théorie générale des systèmes, ou pensée systémique. Contrairement à une légende tenace, il ne prône pas le cloisonnement des disciplines scientifiques. Bien au contraire il ne cesse de s'élever avec vigueur contre la "spécialisation dispersive" qui sévissait déjà de son temps. Il n'est pas non plus un déterministe absolu : "Même envers les moindres phénomènes, écrit-il, la détermination scientifique ne saurait devenir totale." Loin de ramener les sciences de l'homme sous la domination des sciences de la nature, il avance au contraire à la fin de sa vie l'idée d'une synthèse subjective : la seule synthèse scientifique possible est celle qui ramène subjectivement le monde à l'homme. Les sciences de la nature ne deviendront donc réellement satisfaisantes que lorsqu'elles auront été régénérées par les sciences de l'homme. (Voir aussi sa critique du matérialisme.)
Théoricien de l'importance des milieux et de leur influence sur les êtres vivants, Comte est l'un des grands précurseurs de l'écologie scientifique. Par ailleurs ses prises de position très vives sur des questions comme la médecine et l'école, et ses critiques de la science moderne, en font aussi un écologiste "militant" avant la lettre. En médecine il est un psychosomaticien déclaré, et ses attaques contre la psychiatrie "matérialiste" de son temps font aussi de lui un père spirituel de l'antipsychiatrie. Ses disciples, comme le Dr Audiffrent (Appel aux médecins, 1862), seront les premiers à s'élever contre les pouvoirs exorbitants des médecins dans la société moderne.
Tout comme la théorie moderne de MacLean , Comte divise le cerveau en trois systèmes distincts interconnectés :
Modèle de Comte | Fonction | Expression populaire équivalente | Modèle de McLean |
---|---|---|---|
cerveau affectif | principe (motiver) | le coeur | système limbique |
cerveau intellectuel | moyen (éclairer) | l'esprit | néo-cortex |
cerveau actif | but (faire agir) | le caractère | cerveau reptilien |
Dans ce cerveau tripartite, le système affectif, le "coeur", est le pilote, et le cerveau actif est son agent ("L'homme n'agit que sollicité par une affection quelconque..."). L'intelligence leur est subordonnée, comme moyen ("... et ne pense que pour mieux agir"). Comte en tire la conséquence que l'intelligence seule est impuissante à fonder l'unité humaine, tant individuelle que collective. Celle-ci ne peut reposer en dernier ressort que sur des bases affectives.
Mais le cerveau affectif est lui même double. Il comporte des instincts qui visent à la conservation de l'individu (instinct nutritif...) et de l'espèce (instinct sexuel...), mais sans égard à la satisfaction des autres individus -- instincts universellement reconnus et traditionnellement qualifiés d'égoïstes. Il comporte aussi, de manière tout aussi innée , des instincts qui poussent l'individu à rechercher la satisfaction des autres individus, éventuellement au détriment de ses intérêts propres. Ces instincts -- méconnus par la tradition théologique occidentale, pour laquelle seul le mal est humain alors que le bien ne saurait être que d'origine surnaturelle, mais affirmés, depuis deux millénaires et demi, par le confucianisme a-théologique chinois -- la neurophysiologie moderne en a bel et bien confirmé l'existence . Et elle a adopté pour les qualifier le terme même qu'avait forgé Auguste Comte : celui d'altruistes.
Au sein d'un même individu les divers instincts égoïstes
se contrarient l'un l'autre : ils ne sauraient autoriser l'homme à
se régler. Au sein de la société ils développent
une concurrence source de conflits : il ne peuvent permettre aux hommes
de se rallier. L'unité, ou l'harmonie, individuelle aussi
bien que sociale (que Comte identifie avec la religion,
rattachée par lui à la racine religare et aux idées
de relier, rallier et régler) ne saurait donc exister que si l'homme
cultive l'altruisme -- inné mais naturellement faible -- de manière
à ce que celui-ci prédomine de plus en plus sur l'égoïsme.
On retrouve ici, au terme d'un raisonnement scientifique, ce que toutes
les morales humaines, toutes les religions, quels que soient les fondements
qu'elles ont voulu se donner, ont toujours prêché. Comte en
conclut que l'heure a sonné de fonder enfin la morale positive,
qui se confond avec la science du cerveau humain
.
Et, cette science nouvelle, il l'établit au septième et suprême
rang de sa hiérarchie scientifique. (Il oublie au passage que sa
propre théorie prévoit qu'une science ne saurait passer directement
du stade théologique au stade positif, et qu'il faut une étape
intermédiaire "métaphysique" où les conceptions
théologiques doivent commencer par se décomposer pour faire
place nette. On peut considérer aujourd'hui que cette phase métaphysique
de la morale a bel et bien eu lieu, en gros depuis le début de ce
siècle, et se confond avec la révolution psychanalytique
qui se termine à peine, dont le rôle, comme celui de toute
phase métaphysique, aura été essentiellement destructeur,
sapant les bases théologiques traditionnelles de la morale occidentale
pour faire enfin place nette pour une morale de type scientifique.)
Voir La morale "positive"
d'Auguste Comte à l'épreuve de la science... et de la Chine
A noter enfin que Comte divise le cerveau intellectuel lui-même en trois systèmes, producteurs respectivement de la pensée verbalisée (aujourd'hui localisée dans l'hémisphère gauche), de l'intelligence des images (hémisphère droit), et d'une intelligence affective (dont l'existence n'est pas encore établie, mais qui sait ?).
Comte a développé, avant Marx, une théorie de l'évolution humaine : "L'histoire de la civilisation n'est autre chose que la suite et le complément indispensable de l'histoire naturelle de l'homme." Mais, pour lui, le moteur de l'évolution humaine n'est pas l'économie ; c'est le système de représentations que l'homme se fait du monde et de lui-même -- autrement dit la religion, "d'abord spontanée [fétichique], puis inspirée [polythéiste], et ensuite révélée [monothéiste]", qui a donné naissance à la science dispersive occidentale, laquelle, en se complétant et en se synthétisant, doit enfin, selon lui, donner naissance à une religion non-théologique universelle : la Religion de l'Humanité. Cette philosophie "religieuse" de l'histoire, développée dans le tome III du Système de politique positive, fait de Comte le précurseur des travaux d'un Max Weber et de ceux plus récents d'un Marcel Gauchet . Elle a le mérite d'expliquer, entre autres choses, l'évolution de la civilisation chinoise qui, faute d'avoir élaboré une théologie, n'a pu construire, en dépit de son avance technologique sur l'Occident, une pensée scientifique théorique .
Comte est assez souvent présenté comme un totalitaire, sous le prétexte que sa vision de l'homme et du monde est synthétique, donc "totale", et qu'elle se veut scientifique. C'est oublier que Comte, comme on l'a vu, ne croit pas au déterminisme scientifique et, surtout, que sa sociologie repose dès le départ sur la théorie fondamentale de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel. Pour lui il y a toujours, dans toute société humaine, non pas un mais deux pouvoirs, distincts ou confondus : le pouvoir temporel, qui repose sur la force ; et le pouvoir spirituel, qui procède par la persuasion. Et la principale loi qui régit l'évolution de l'Humanité est celle d'une séparation de plus en plus complète de ces deux pouvoirs. Au nom de ce principe de séparation du spirituel et du temporel, Comte est le penseur politique le plus libertaire qui soit. Il demande en effet aux instances politiques modernes de renoncer à toute intervention dans le domaine "spirituel" -- qui pour lui est loin de se restreindre à celui de la "religion" au sens traditionnel. Et, face à l'Etat, il attribue un rôle régulateur fondamental à l'opinion publique, dont il établit au passage la théorie. La doctrine de la laïcité, mise en oeuvre par la Troisième République commençante et qui fait aujourd'hui l'unanimité, doit certainement beaucoup, au travers de disciples hétérodoxes comme Littré et Ferry, à la pensée comtienne . Elle n'en est cependant qu'un pâle reflet. Car Comte ne souhaitait pas seulement que l'Etat se séparât des Eglises -- mais aussi de la morale, de l'éducation, de la médecine, et même de la science et de l'art !
Comte était intraitable sur la nécessité pour la France d'opérer une "digne restitution de l'Algérie aux Arabes". Et c'est à sa demande expresse que son disciple anglais Richard Congreve écrivit Gibraltar et India (1857), véhémentes protestations contre le colonialisme britannique.
Comte accorde la plus grande importance au problème de "l'incorporation du prolétariat dans la société moderne", un prolétariat dont il dit en une phrase restée célèbre qu'il "campe au milieu de la société occidentale sans y être encore casé". De ce fait beaucoup de ses disciples joueront un rôle de premier plan dans les luttes ouvrières et dans l'élaboration de législations sociales avancées. Sait-on par exemple qu'Auguste Keufer, l'une des plus grandes figures du mouvement ouvrier français contemporain était positiviste ? Que c'est sous la présidence d'un positiviste, Edward Spenser Beesly, que fut organisée à Londres, en 1863, la première Internationale ?
Comte reconnaît aux femmes dans l'Humanité future un rôle de tout premier plan : "La révolution féminine doit maintenant compléter la révolution prolétaire, comme celle-ci consolida la révolution bourgeoise, émanée d'abord de la révolution philosophique".
Comte prêche le respect mutuel et la coexistence pacifique de toutes les races, de toutes les cultures et de toutes les religions. Il est convaincu que leur fusion finale en un seul "Grand Etre", l'Humanité, "ensemble continu des êtres convergents", est inéluctable .
Comte admet le droit à l'insurrection, mais, comme le fera plus tard un Gandhi, prône l'abstention de toute violence. Pour lui les armes spirituelles sont plus efficaces que la force pour accoucher l'Humanité de demain.
Voir Paul D. MacLean et Roland Guyot, Les Trois Cerveaux de l'homme, Paris, R. Laffont, 1990,
"Au commencement de l’homme, sa nature innée est bonne (xing ben shan)", tel est le premier vers, connu par coeur de tous les chinois, du San Zi Jing ("Classique des Trois caractères"), résumé à l’usage des écoliers de toute la culture chinoise. C'est la doctrine du philosophe Mengzi (Mencius) qui, après celle de Kongzi (Confucius), s'est imposée au fil des siècles comme l'orhodoxie confucéenne. Voir l'article séminal de François Jullien "Fonder la morale, ou comment légitimer la transcendance de la moralité sans le support du dogme ou de la foi (au travers du Mencius)", initialement paru dans le n° spécial "Une civilisation sans théologie ?" de la revue Extrême-Orient Extrême Occident, n° 6, 1985, et repris récemment sous forme de livre (Fonder la morale, Paris, Grasset, 1996).
Pour un résumé des études récentes, voir par exemple Morton Hunt, The Compassionate Beast. What Science is Discovering About the Humane Side of Humankind, New York, William Morrow and Company, 1990
Voir Paul Chauchard, La morale du cerveau, Paris, Flammarion, coll. "Le vif du sujet", 1962, Paul D. MacLean et Roland Guyot, Les Trois Cerveaux de l'homme, Paris, R. Laffont, 1990 (chap. X "Les bases neurobiologiques du comportement éthique" et XXIV "Les aspects normatifs de la théorie de MacLean"), Jean-Pierre Changeux, Matière à pensée, Paris, Odile Jacob.
Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, trois volumes, 1920-1921, dont fait partie le célèbre Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus, trad. fr. L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 2e édition corrigée, 1967. Voir aussi : L. Brentano, Die Anfänge des moderne Kapitalismus, 1916 -- R.H. Tawny, Religion and the Rise of Capitalism, 1926, trad. fr. La Religion et l'Essor du capitalisme, Paris, Rivière, 1951 -- A. Kojeve, "L'origine chrétienne de la science moderne" in Sciences, 1964, n° 31, et in l'Aventure de l'esprit, t. II des Mélanges Alexandre Koyré, Paris, Hermann, 1964 -- Jean Baechler, Les Origines du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. "Idées", 1971.
Le Désenchantement du Monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, "Bibliothèque des sciences humaines", 1985.
Voir la démonstration de Léon Vandermeersch dans "Une tradition réfractaire à la théologie : la tradition confucianiste", n° spécial déjà cité ("Une civilisation sans théologie ?") de la revue Extrême-Orient Extrême-Occident, reproduit dans Études sinologiques, Paris, PUF, coll. "Orientales", 1994. ( Voir tout spécialement p. 228)
Voir Claude Nicolet, L'idée républicaine en France, Paris, Gallimard., "Bibliothèque des histoires", 1982
Cette notion de l'Humanité, conçue aujourd'hui comme le chaînon ultime de l'évolution du vivant, est actuellement défendue, à la suite de Teilhard de Chardin, par nombre de biologistes de renom, comme Albert Vandel, Jean Hiernaux, Jacques Ruffié. Voir par exemple de Jacques Ruffié le chapitre "La surhumanité par plus d'humanitude", dans Le Vivant et l'Humain, Paris, Le Centurion, 1985. Le terme d'"humanitude" est, quant à lui, une superbe création -- qui eût enchanté Auguste Comte -- du professeur Albert Jacquard.