Création de la page : 1999-08-29
Dernière mise à jour : 2002-12-02
Auguste Comte (1798-1857), célèbre en tant que fondateur de la sociologie, est communément présenté comme ayant construit une classification des sciences d'où la psychologie, la science de l'âme humaine, serait absente. Inquiétante doctrine que celle où la société recevrait toute sa place et où l'individu n'en aurait aucune ! Une telle vision suffit à elle seule à expliquer la déplorable réputation (pour ne pas dire le tabou) dont le philosophe positif est la victime.
Cette brève étude se propose de montrer que cette vision est radicalement fausse, et que : (1) Auguste Comte n'a jamais rejeté la psychologie ; (2) qu'il a même fini par construire sa propre psychologie ; (3) qu'il y a de fortes raisons de penser que l'histoire jugera cette psychologie comme sa contribution la plus importante.
Né en 1798, polytechnicien, Auguste Comte commence par subir l'influence du "réformateur social" Claude-Henri de Saint-Simon (1760-1825). Il va publier sous l'égide de ce dernier une série d'opuscules, dont le remarquable Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (1822) .
Dans cet opuscule il affirme que la Révolution française n'a pas été seulement un événement politique, mais qu'elle est essentiellement un événement scientifique, épistémologique, une crise qui révèle une mutation cognitive de l'humanité.
Quelle est la nature de cette mutation ? Comte l'explicite au moyen des deux conceptions qui vont le rendre célèbre : la loi des trois états et la classification des sciences.
Que dit la loi des trois états ? Que toutes les connaissances humaines sont appelées à passer nécessairement par trois phases successives. Dans la première, la phase théologique, les phénomènes sont expliqués par des volontés surnaturelles. Dans la seconde, métaphysique, les explications surnaturelles sont remplacées par des abstractions, mais la démarche reste tout aussi déductive et à priori. Dans la troisième, l'état scientifique ou positif, les explications transcendantes sont abandonnées : on n'explique plus à proprement parler les phénomènes : on recherche simplement, modestement, les lois qui les régissent et qui permettent de les prévoir.
Que dit la classification des sciences ? Que les divers cantons de nos connaissances n'évoluent pas tous à la même vitesse, mais les uns après les autres, dans un ordre spécifique. Cet ordre est celui de la complexité croissante des phénomènes, qui est aussi celui de leur généralité décroissante. Ainsi la science biologique, qui vient d'être fondée par Lamarck et Bichat, ne pouvait pas apparaître avant la chimie, qui s'occupe de phénomènes plus simples et plus généraux, et qui sont la base des phénomènes plus complexes et plus spécifiques de la vie.
L'application de ces deux théories à l'époque contemporaine est claire. La Révolution française s'explique par le passage des conceptions humaines sur la société de l'état théologique (dominé par des conceptions comme le droit divin des rois) à l'état métaphysique (où le dogme du droit divin fait place à celui de la souveraineté populaire qui n'est que son décalque certes non théologique mais pas encore scientifique). Ce que l'époque appelle, c'est donc de passer en la matière à l'état positif, autrement dit de fonder la science des phénomènes sociaux, la "physique sociale"1. Et le jeune penseur se sent appelé à accomplir cette tâche.
Comte, qui rompt peu après avec Saint-Simon, va alors décider de se lancer dans une entreprise gigantesque. Il va élaborer la physique sociale dont son "opuscule fondamental" a annoncé la possibilité et l'opportunité. Mais, pour asseoir cette nouvelle science sur des bases inébranlables, il va commencer par passer en revue et synthétiser toutes les sciences préliminaires, afin d'étudier de plus près leur enchaînement successif, et les apports scientifiques (les résultats) et logiques (les méthodes) de chacune — apports dont la nouvelle science ne pourra que profiter. Il commence donc à élaborer un "cours de philosophie positive", dont il professe chez lui les premières leçons en présence des plus grands savants de l'époque. Et c'est alors que survient le drame. Le surmenage intellectuel ajouté aux soucis domestiques (financiers et affectifs) va faire temporairement sombrer dans la folie cette âme exceptionnelle. Il sera même interné pendant plusieurs mois dans la clinique du célèbre Esquirol, dont il ressortira jugé "non guéri". Il se rétablira néanmoins, et reprendra son cours, dont la publication en librairie, en six gros volumes, s'échelonnera de 1830 à 1842.
Sur ces entrefaites, Comte, séparé de son épouse va connaître une expérience amoureuse intense avec Clotilde de Vaux (1815-1846), qui mourra après un peu plus d'un an de liaison platonique.
Cette expérience est généralement présentée comme ayant engagé Auguste Comte sur une voie "mystique" qui va lui faire se présenter en 18482 comme le fondateur et premier grand-prêtre d'une religion nouvelle, la Religion de l'Humanité. Et lui faire publier de 1851 à 1854 le Système de Politique positive, ou Traité de Sociologie instituant la Religion de l'Humanité (4 vol.), nouveau grand traité qui sera rejeté par un certain nombre de ses ci-devant disciples, dont Émile Littré (1801-1881) et John Stuart Mill (1806-1873), comme l'œuvre d'un homme qui a de nouveau perdu la raison.
Comte va s'éteindre peu après (1857) non sans avoir publié quelques ouvrages de vulgarisation assez étranges (Catéchisme positiviste, 1852 ; Appel aux conservateurs, 1855) et le premier volume (Système de logique positive, ou Traité de philosophie mathématique, 1856) d'une non moins étonnante Synthèse subjective ou Système universel des conceptions propres à l'état normal de l'Humanité.
Présentée ainsi, la biographie d'Auguste Comte donne l'impression qu'on a affaire à un penseur peut-être génial mais certainement mentalement "dérangé". Nous allons voir qu'il y manque simplement un élément explicatif, un fil conducteur essentiel… qui n'est autre que la psychologie, si injustement évacuée de la pensée comtienne.
Des les premiers opuscules on trouve chez Comte une vigoureuse attaque de l'école philosophique appelée de son temps "psychologie" :
[…] quelques hommes, méconnaissant à cet égard la direction actuelle et irrévocable de l'esprit humain, ont essayé depuis dix ans de transplanter parmi nous la métaphysique allemande, et de constituer sous le nom de psychologie une prétendue science entièrement indépendante de la physiologie, supérieure à elle, et à laquelle appartiendrait exclusivement l'étude des phénomènes spécialement appelés moraux. Quoique ces tentatives rétrogrades ne soient pas susceptibles d'arrêter le développement des connaissances réelles, puisque l'enthousiasme passager qu'elles excitent encore ne tient essentiellement qu'à des circonstances étrangères et accidentelles, il est certain qu'elles exercent une influence funeste, en retardant, dans beaucoup de têtes, le développement du véritable esprit philosophique, et en consumant en pure perte une grande activité intellectuelle.3
Quelle est donc cette "direction actuelle et irrévocable de l'esprit humain" dont nous parle Comte ? Il s'en était expliqué dès l'opuscule de 1822 et plus au long dans le passage suivant, qui date de 1825 :
Afin de connaître avec toute la précision nécessaire la véritable époque à laquelle est maintenant parvenue cette grande révolution, il faut distinguer, dans la dernière science (la physiologie), la section relative aux fonctions intellectuelles et affectives, d'avec celle qui comprend les autres fonctions organiques.
Ce n'est qu'après tous les autres que les phénomènes moraux sont sortis du domaine de la théologie et de la métaphysique, pour entrer dans celui de la physique. Rien sans doute n'était plus naturel d'après l'échelle encyclopédique établie ci-dessus. Mais si cette circonstance inévitable rend, à leur égard, la transformation moins sensible, elle n'en est pas moins réelle, quoique encore inaperçue du plus grand nombre des esprits. Tous ceux qui sont vraiment au niveau de leur siècle savent, par le fait, que les physiologistes considèrent aujourd'hui les phénomènes moraux absolument dans le même esprit que les autres phénomènes de l'animalité. Des travaux fort étendus ont été entrepris dans cette direction, et se suivent avec ardeur depuis plus de vingt ans ; des conceptions positives, plus on moins fécondes, ont pris naissance ; des écoles se sont formées spontanément pour les développer et les propager ; en un mot, tous les signes de l'activité humaine se sont manifestés, à un degré non équivoque, par rapport à la physiologie morale. Il est inutile ici de prendre parti pour ou contre aucune des diverses opinions qui se disputent aujourd'hui l'empire, sur l'espèce, le nombre, l'étendue et l'influence réciproque des organes assignables aux différentes fonctions, soit intellectuelles, soit affectives. Sans doute, la science n'a pas encore trouvé, sous ce rapport, ses bases définitives ; et il n'y a de solidement établi que quelques généralités insuffisantes, quoique très précieuses. Mais le fait même de cette diversité de théories, qui indique une incertitude inévitable dans toute science naissante, constate clairement que la grande révolution philosophique est effectuée pour cette branche de nos connaissances, comme pour toutes les autres, du moins dans les esprits qui forment à cet égard l'avant-garde du genre humain, et qui, tôt ou tard, sont suivis par la masse. Car, dans les divergences qui ont lieu, la méthode positive est reconnue, de part et d'autre, comme le seul instrument admissible ; la formation d'une théorie physique, qui consiste ici dans la combinaison du point de vue anatomique avec le point de vue physiologique, est regardée, dans toutes les opinions, comme le seul but raisonnable ; la théologie et la métaphysique sont, d'un commun accord, éliminées de la question, ou du moins elles n'y jouent aucun rôle important ; et, quel que doive être le résultat final de la discussion, elle ne peut que diminuer encore leur activité. En un mot, les débats étant désormais renfermés dans le champ de la science, la philosophie n'y est plus intéressée.4
On voit bien que, contrairement aux "psychologues" de son temps, Comte pense que la science des phénomènes "moraux" ne saurait croître qu'entée sur les sciences précédemment constituées, essentiellement sur la biologie, et plus particulièrement sur la biologie du cerveau. En somme, pour employer la terminologie actuelle, nous dirions qu'il est partisan d'une bioneuropsychologie.
Auguste Comte n'a donc jamais récusé ni la possibilité ni la nécessité de constituer une science de l'âme, une psychologie au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Ce qu'il a contesté, c'est la possibilité de constituer cette science à part. Or cette possibilité était affirmée de son temps par une école de pensée qui se faisait appeler psychologie. D'où la méprise qui subsiste encore aujourd'hui5.
Le premier élément de méprise vis-à-vis de la psychologie d'Auguste Comte vient donc de cette homonymie entre psychologie et le titre que se donnait l'école philosophique qu'il combattait.
Une deuxième cause de malentendus va venir cette fois de l'école "scientifique" à laquelle il a accordé ses suffrages : l'école phrénologique de F-J Gall6.
Ces travaux nous apparaissent aujourd'hui victimes d'une des plus grandes injustices de l'histoire des sciences. Gall en effet, commence tout juste à émerger de la réputation de charlatan qui lui a été faite, pour être reconnu pour ce qu'il est, à savoir un grand précurseur de la science moderne du cerveau7.
Pourquoi charlatan ? Parce que la science a fait rapidement justice de la prétention des phrénologistes à découvrir les particularités psychiques innées des individus à partir de la forme de leur crâne et de ses éventuelles protubérances.
Pourquoi précurseur ? Parce que Gall a été le premier a placer dans le cerveau le siège de l'ensemble des phénomènes psychiques (Bichat localisait encore les phénomènes affectifs dans les viscères). Et parce qu'il a correctement vu que le cerveau était un appareil constitué d'organes spécialisés dont le substratum est inné (nous dirions aujourd'hui "génétiquement programmé"). Voici ce que Comte en écrit dans la 45e leçon ("Considérations générales sur l'étude positive des fonctions intellectuelles et morales, ou cérébrales", 1837) du Cours de Philosophie positive
Deux principes philosophiques, qui n'ont plus besoin d'aucune discussion, servent de base inébranlable à l'ensemble de la doctrine de Gall, savoir : l'innéité des diverses dispositions fondamentales, soit affectives, soit intellectuelles ; la pluralité des facultés essentiellement distinctes et radicalement indépendantes les unes des autres, quoique les actes effectifs exigent ordinairement leur concours plus ou moins complexe.8
Comte loue aussi Gall pour avoir établi que les fonctions affectives sont dominantes par rapport aux fonctions intellectuelles. Il est loin toutefois d'adopter sans réserves les théories des phrénologues (en particulier sur la détermination du détail des fonctions et sur leur localisation). Il considère seulement qu'elles indiquent la direction à suivre :
Je ne crois pas devoir me refuser à employer ici le nom, déjà usité, de phrénologie, introduit dans la science par Spurzheim, quoique Gall s'en soit sagement abstenu, même après l'avoir vu admettre. Mais je ne m'en servirai jamais qu'à ces deux indispensables conditions, trop méconnues aujourd'hui du vulgaire des phrénologistes : 1° qu'on n'entendra point désigner ainsi une science faite, mais une science entièrement à faire, dont les principes philosophiques ont été jusqu'ici seuls convenablement établis par Gall ; 2° qu'on ne prétendra point cultiver cette étude isolément du reste de la physiologie animale.9
Après avoir noté avec approbation que Gall divise les fonctions affectives en penchants et sentiments, et les facultés intellectuelles en facultés perceptives et facultés réflexives (divisions par lesquelles, estime-t-il, "se trouve confirmée et expliquée la distinction incontestable, vaguement étable de tout temps par le bon sens vulgaire, entre ce qu'on nomme le cœur, le caractère et l'esprit"), Comte passe très vite dans le Cours sur le fait que Gall démontre l'existence d'instincts sympathiques10.
Ce n'est qu'après avoir terminé l'ébauche de la sociologie contenue dans le Cours, et après avoir vécu l'expérience affective intense qu'a été sa relation amoureuse avec Clotilde, que Comte va saisir toute l'importance du primat de l'affectivité sur l'intellect et de l'innéité des instincts sympathiques. Et c'est alors qu'il va se mettre à construire sa propre théorie du cerveau :
Quand j'eus fondé la sociologie, je compris enfin que le génie de Gall n'avait pu construire une véritable physiologie du cerveau, faute de connaître les lois de l'évolution collective, qui seule doit en fournir à la fois le principe et le but. Je sentis dès lors que cette tâche, que j'attendais auparavant des biologistes, appartenait à la seconde partie de ma propre carrière philosophique.11
Comte se lance donc à partir de 1846 dans la conception de sa propre "classification positive des fonctions intérieures du cerveau", sous forme d'un certain nombre de tableaux qu'il rédige successivement12, et dont le dernier état sera inséré, avec le sous-titre de "tableau systématique de l'âme" dans le t. I du Système de Politique positive à titre d'illustration de la remarquable théorie du cerveau qui en occupe les pp. 669-735.
Qu'est-ce qui caractérise cette théorie comtienne du cerveau ? Elle est ternaire. Le cerveau s'y trouve divisé en trois groupes de fonctions : affectives, intellectuelles, actives (correspondant aux catégories populaires du cœur, de l'esprit et du caractère13). Et l'affectivité s'y trouve subdivisée en deux catégories d'instincts : les instincts "personnels" et les instincts "sociaux" ou altruistes.
Cette notion d'altruisme, dont il vient d'inventer sinon la matière du moins le vocable, Comte l'a d'abord trouvée en zoologie. Le dévouement à autrui, nous dit-il, est déjà présent chez les animaux supérieurs
l'être animé n'agit habituellement que sollicité par une affection quelconque, et il ne pense qu'afin de mieux agir : en sorte que toute son existence se conforme à l'inclination prépondérante. Or ce moteur affectif peut être égoïste ou sympathique. Quoique ne devant se développer pleinement que chez notre espèce, le second mode commence nécessairement parmi les animaux.
Le premier convient seul à toute la partie inférieure de la hiérarchie zoologique, jusqu'au degré d'organisation où les sexes se trouvent entièrement séparés. [...] L'animal ne commence à vivre pour autrui, au moins passagèrement, que quand les besoins relatifs à la conservation de l'espèce viennent suspendre les soins qu'exige habituellement la conservation de l'individu.
[...] L'animal, même mâle, y offre le plus souvent d'admirables exemples de la plus touchante abnégation personnelle pour mieux assurer la conservation des siens.
[...] le bonheur de vivre pour autrui ne constitue pas un privilège exclusif de notre nature. Il appartient également à beaucoup d'animaux, où même l'instinct sympathique se trouve quelquefois mieux prononcé, quoiqu'il n'y produise pas d'aussi grands résultats que parmi nous.
[...] C'est ainsi que l'animalité ébauche spontanément le grand principe sociologique qui représente l'amour comme la base nécessaire de toute union durable entre des êtres indépendants.
Quoique l'unité animale repose presque toujours sur l'égoïsme, beaucoup d'espèces trouvent donc dans l'altruisme la source d'une harmonie, non seulement plus douce et plus noble, mais aussi plus complète et plus durable15
L'altruisme est confirmé par la théorie biologique du cerveau, comme nécessaire à l'unité (tant personnelle que sociale) de l'homme
J'ai maintenant achevé d'indiquer assez la systématisation définitive de la biologie[...] Mais [...] je ne dois pas terminer ce long chapitre sans y avoir accompli une rénovation plus particulière, ci-dessus annoncée, quant à la théorie positive, à la fois statique et dynamique, des fonctions intérieures du cerveau, qui constituent l'existence intellectuelle et morale. [...]
[...] L'inspiration sociologique, contrôlée par l'appréciation zoologique : tel est donc le principe général de cette construction biologique.16
On ne saurait donc méconnaître l'intime réalité de la division spontanée que j'introduis systématiquement dans la physique cérébrale. Elle y désignera toujours la distinction indispensable entre les tendances qui déterminent les motifs d'action, et les aptitudes à exécuter les desseins arrêtés. [...]
Voici donc un second pas essentiel dans la construction du traité positif, à la fois dynamique et statique, de l'âme humaine ou animale. Composée d'abord de cœur et d'esprit, elle nous offre maintenant la succession normale du cœur proprement dit, de l'esprit et du caractère, d'après la division naturelle des fonctions morales en moteurs affectifs et aptitudes actives. [...]
Cet état synthétique de la doctrine cérébrale permet de mieux apprécier la constitution fondamentale de l'âme [...] Le sentiment ou l'instinct y ressort aussitôt comme le centre essentiel de l'existence morale, qui sans lui ne comporterait aucune unité.17
Cette vie affective, qui domine et coordonne toute l'existence, se décompose d'abord en personnalité et sociabilité. [...] J'ai déjà remarqué qu'il en résulte deux modes très distincts pour l'unité de chaque être : par égoïsme ou par altruisme [...]18
Cette coordination partielle prépare graduellement la noble terminaison de la série affective par l'ensemble des penchants sociaux ou altruistes. L'accroissement de dignité et de décroissement d'énergie, qui dirigent toute ma classification morale, s'y manifestent autant que possible. Mais leur infériorité de puissance trouve une certaine compensation dans leur aptitude naturelle à un essor plus complet, puisque tous les êtres peuvent y participer à la fois sans conflit, et même en retirant de ce concours un surcroît de satisfaction. Quoique cette propriété caractéristique ne doive se réaliser pleinement que chez notre espèce, comme je l'ai déjà expliqué, son ébauche appartient réellement à la biologie, qui peut seule en préparer pleinement l'étude sociologique. Il est certain, en effet, que ces nobles penchants sont communs à beaucoup de races animales. Outre qu'ils y offrent quelquefois plus d'intensité que dans l'homme, ils s'y trouvent mieux dégagés des résultats sociaux et des influences mentales. C'est là surtout que leur nature devient nettement irrécusable, de manière à dissiper toute incertitude. Notre faible raison dut d'abord recourir à l'observation des animaux pour repousser systématiquement les funestes sophismes de la théologie et de l'ontologie [la métaphysique] contre l'existence propre des instincts sympathiques, encore méconnus par les esprits qui rejettent une telle autorité.
La principale tendance de ces penchants supérieurs consiste à changer la constitution fondamentale de l'unité vitale. Dans chaque existence complexe, l'harmonie générale ne peut résulter que d'une suffisante subordination de toutes les impulsions spontanées à un seul moteur prépondérant. Or, ce penchant dominateur est égoïste ou altruiste [...] Non seulement le second régime surpasse le premier comme seul compatible avec l'état social. Mais, en outre, il constitue, même chez l'individu, une unité plus complète, plus facile, et plus durable. Les instincts inférieurs dirigent la conduite d'après des motifs purement internes, dont la multiplicité et la variation ne lui permettent aucune marche fixe, ni même aucun caractère habituel, sauf pendant les exigences périodiques des principaux appétits. Il faut que l'être se subordonne à une existence extérieure afin d'y trouver la source de sa propre stabilité. Or, cette constitution ne peut se réaliser que sous l'empire des penchants qui disposent chacun à vivre surtout pour autrui. Tout individu, homme ou animal, qui n'aimant rien au dehors, ne vit réellement que pour lui-même, se trouve, par cela seul, habituellement condamné à une malheureuse alternative d'ignoble torpeur et d'agitation déréglée. Le principal progrès de chaque être vivant doit, sans doute, consister à perfectionner ce consensus universel où réside l'attribut essentiel de la vitalité. C'est pourquoi le bonheur et le mérite, même personnels, dépendent partout d'un juste ascendant des instincts sympathiques. Vivre pour autrui 19 , devient ainsi le résumé naturel de toute la morale positive, dont la biologie doit déjà ébaucher le principe universel, mieux dégagé alors des diverses influences perturbatrices.20
Mais ce n'est qu'au tome suivant du Système de Politique positive que Comte va concevoir cette psychologie/morale positive, qu'il vient d'établir, comme une science supérieure à la sociologie, la septième science de sa classification.
Cette septième science émerge progressivement dans le premier chapitre consacré à la "Théorie générale de la religion, ou théorie positive de l'unité humaine" :
Ainsi se forme l'échelle élémentaire du progrès humain, d'abord purement matériel, ensuite physique [biologique], puis intellectuel [sociologique], enfin et surtout moral.21
Cette précieuse propriété s'y manifeste même quand son domaine reste réduit à la seule philosophie naturelle, comprenant l'ensemble de théories qui précèdent et préparent la science finale. Les études mathématiques peuvent ainsi inspirer un véritable attrait moral aux âmes bien nées qui les cultivent dignement.22
Alors le difficile trajet objectif du monde vers l'homme se trouve assez achevé pour constituer une foi complète et homogène. Surgie des moindres conceptions mathématiques, elle s'élève insensiblement jusqu'aux plus sublimes spéculations morales, en construisant une suite d'ordres toujours plus nobles et plus modifiables. Le plus éminent de tous devient le régulateur immédiat de nos destinées. Sa considération doit donc prévaloir pour l'appréciation systématique de chaque existence humaine. Elle y préside d'autant mieux que, d'après la constitution générale de la hiérarchie naturelle, ce dernier ordre condense nécessairement l'ensemble de ceux auxquels il est lui-même subordonné. Chacun de nous, sans doute, subit directement toutes les fatalités extérieures, qui ne peuvent atteindre l'espèce qu'en affectant les individus. Néanmoins, leur principale pression ne s'applique personnellement que d'une manière indirecte, par l'entremise de l'humanité. C'est surtout à travers l'ordre social que chaque homme supporte le joug de l'ordre matériel et de l'ordre vital, dont le poids individuel s'accroît ainsi de toute l'influence exercée sur l'ensemble des contemporains et même des prédécesseurs. D'ailleurs, l'action providentielle de l'humanité protège chacun de ses serviteurs contre les ascendants moins nobles, qu'elle modifie de plus en plus.
Au reste, cette transmission indirecte deviendrait pleinement conforme à la loi fondamentale du classement naturel si l'on distinguait l'ordre individuel de l'ordre social proprement dit, c'est-à-dire collectif, en ajoutant un degré final à la hiérarchie générale des phénomènes.23
Elle est réaffirmée au cinquième chapitre ("Théorie positive de l'organisme social") :
Une différence analogue se manifesterait ensuite si l'on voulait prolonger l'étude de l'ordre humain jusqu'à l'ordre purement individuel, ce qui ne devient indispensable qu'envers les principales notions. En effet, ce dernier cas offrirait plus de complication qu'aucun autre, comme affecté par des influences plus diverses et plus nombreuses, dont les résultats comportent moins de régularité. C'est ce qui m'a conduit, dans le premier chapitre de ce volume, à ériger la science morale proprement dite en septième degré nécessaire de la hiérarchie encyclopédique, pour compléter ma progression normale de complication et de spécialité.24
Et confirmée au chapitre septième ("Théorie positive des limites générales de variation propres à l'ordre humain") :
Cette conception finale de sept degrés encyclopédiques au lieu de six se trouve spontanément annoncée dans mon discours préliminaire, d'après le plan général de l'éducation positive, dont le cours septénaire se termine par une année de morale succédant à l'année de sociologie. Une telle source, directement relative à la destination religieuse de la saine philosophie, ne peut laisser aucun doute essentiel sur la réalité et l'opportunité de cette extrême modification.25
Ainsi donc la psychologie comtienne, initialement une branche de la biologie, est finalement passée de l'autre côté de la sociologie : elle est devenue une science supérieure à la sociologie. Mais, au passage, Comte ne s'est pas aperçu d'une sorte de contradiction. Sa théorie des trois états implique qu'une science ne saurait devenir positive avant que celle qui le précède dans la hiérarchie ne soit elle-même solidement établie dans la positivité. Or Comte se présente à la fin de sa vie comme le fondateur de deux sciences successives ! Qu'il eût réussi à les établir toutes deux simultanément eût donc porté un coup fatal à sa propre théorie !
En bref, Comte était donc condamné à avoir raison contre lui-même :
Je pense que l'histoire a confirmé la deuxième hypothèse, qui est en même temps la plus heureuse pour Comte. La septième science a si peu pris qu'elle a été soit purement et simplement gommée de sa biographie soit considérée comme délirante. Et sur ces entrefaites, il semble bien que nous ayons assisté au début de ce siècle, avec le freudisme et la révolution morale qu'il a entraînée, à quelque chose qui ressemble fort au stage métaphysique de la septième science. Et il semble bien aussi que nous assistions aujourd'hui au passage de cette science à l'état positif.
Depuis les années cinquante de ce siècle, en effet, le concept d'altruisme a lentement commencé à s'imposer dans les milieux de la biologie, de la sociologie et des sciences du comportement : "D'abord une poignée, puis des douzaines, puis des centaines de spécialistes des sciences du comportement ou des sciences sociales commencèrent à mener des expériences de laboratoire ou des études de terrain sur les comportements de coopération, de partage, de réciprocité, de don, d'aide dans les situations d'urgence et autres semblables. Sur l'altruisme seul, en 1970 quelque 150 études avaient paru dans les revues liées à la psychologie ; en 1982 le total était monté à 1 050 ; et aujourd'hui [1990] le total est estimé à 1 200. Des dizaines ou peut-être des centaines d'autres études sur l'altruisme ont été conduites au sein d'autres disciplines et publiées dans d'autres revues".26
Aujourd'hui de nombreux scientifiques de renom, comme Jean-Pierre Changeux27 en France, estiment que l'heure de l'étude scientifique des phénomènes moraux a sonné.
L'échec apparent d'Auguste Comte serait-il en train de devenir un triomphe ?28
Depuis la naissance jusqu'à la majorité, son ensemble [de l'éducation positive] comprend deux parties générales : l'une essentiellement spontanée [...] ; l'autre, directement systématique, consistera principalement en une suite publique de cours scientifiques sur les lois essentielles des divers ordres de phénomènes, servant de base à la coordination morale, qui fera converger toutes les préparations antérieures vers leur commune destination sociale. [...]
[...] une sixième année [...] systématisera définitivement toutes les études réelles par l'étude directe de la sociologie, statique et dynamique, qui rendra familières les vraies notions sur la structure et le mouvement des sociétés humaines, surtout modernes. Un tel fondement permettra à la dernière de ces sept années du noviciat positif de diriger immédiatement l'ensemble de cette éducation vers sa principale destination sociale, par l'exposition méthodique de la morale, dont chaque démonstration essentielle deviendra alors pleinement appréciable, suivant la saine théorie du monde, de la vie, et de l'humanité.
Système de politique positive, I, 173 (Discours préliminaire sur l'Ensemble du positivisme, 3e partie)