C'est à tort que l'on a pu faire de Comte un adversaire de la liberté de pensée, en se fondant sur le passage suivant, tiré du plus fameux de ses opuscules de jeunesse :
Il n'y a point de liberté de conscience en astronomie, en physique, en chimie, en physiologie, dans ce sens que chacun trouverait absurde de ne pas croire de confiance aux principes établis dans ces sciences par les hommes compétents. S'il en est autrement en politique [Comte n'a point encore inventé le terme de sociologie], c'est parce que les anciens principes étant tombés, et les nouveaux n'étant pas encore formés, il n'y point, à proprement parler, dans cet intervalle, de principes établis.
Plan des travaux... (1822)
reproduit in Système de politique positive, IV, appendice général, 53
En fait, ce que Comte attaque dans ce passage, ce n'est pas le droit qu'a chacun de se former librement ses propres opinions. Ce droit, il ne le conteste nullement - et même il le respecte tout particulièrement, comme le montrent assez ses prises de position très fermes en faveur de la liberté d'expression et d'enseignement. Ce qu'il repousse, sous le vocable de "dogme de la liberté illimitée de conscience", c'est la doctrine selon laquelle toutes les opinions auraient même valeur, quelle que soit la compétence de celui qui les a formées : doctrine qu'il serait peut-être préférable de nommer, pour éviter toute équivoque, le subjectivisme. Ce subjectivisme n'est aux yeux de Comte que le produit de la décomposition des croyances théologiques, qu'il a contribué à accélérer. Il ne saurait donc subsister dès lors que les notions relatives à l'homme social et individuel auront été rebâties sur un sol plus solide : celui des sciences positives. C'est pourquoi Comte ajoute, à la suite du passage déjà cité :
[...] convertir ce fait passager [l'absence de principes établis en matière sociale] en dogme absolu et éternel, c'est évidemment proclamer que la société doit toujours rester sans doctrines générales. On doit convenir qu'un tel dogme mérite, en effet, les reproches d'anarchie qui lui sont adressés par les meilleurs défenseurs du système théologique.
Dans un opuscule antérieur, Comte avait déjà exposé clairement ce qu'était à ses yeux ce subjectivisme
[...] les croyances ayant été laissées à l'arbitraire de chaque individu, il n'y aura peut-être pas deux professions de foi tout à fait uniformes, et celle de chacun pourra varier du matin au soir [...]
En un mot, il est clair que la liberté illimitée de conscience et l'indifférence théologique absolue reviennent exactement au même, quant aux conséquences politiques. Dans l'un et l'autre cas, les croyances surnaturelles ne peuvent plus servir de base à la morale. C'est un fait qu'on ne saurait trop répéter, bien loin de devoir le cacher, puisqu'il prouve la nécessité de constituer, sur d'autres principes, des principes positifs (c'est-à-dire déduits de l'observation), la morale qui est la base, ou plutôt le lien général, de l'organisation sociale.
Sommaire appréciation... (1820),
reproduit in Système de politique positive, IV, appendice général, 18
Dans le tome IV du Système de politique positive, Comte imagine même que ce subjectivisme puisse aller jusqu'à saper l'autorité de la science !
Pour apprécier convenablement la nature et l'étendue de la maladie occidentale, il faut directement considérer le principe révolutionnaire, consistant à ne reconnaître d'autre autorité que la raison individuelle, surtout envers les questions essentielles. Cette anarchique disposition est devenue tellement commune à tous les occidentaux, qu'elle domine même chez ceux qui tentent de rétablir la discipline [théologique] dont l'épuisement l'a suscitée. On proclame les conditions de compétence qu'exigent les moindres décisions de philosophie naturelle [ = les sciences de la nature], sans reconnaître aucune obligation envers le domaine moral et social.
Cette insurrection mentale de l'individu contre l'espèce offre d'autant plus de gravité, que, résultat inévitable de l'impuissance des anciens dogmes, elle fut d'abord indispensable à l'élaboration des nouveaux. Si Descartes et les penseurs dignes de l'imiter n'avaient pas systématiquement écarté l'ensemble des autorités antérieures, la régénération finale serait restée impossible. Mais un tel affranchissement, nécessaire pour instituer des conditions nouvelles, est devenu purement anarchique chez les esprits incapables de sortir spontanément du doute. Ils ne peuvent dès lors éviter les aberrations que d'après une indifférence moralement funeste envers des opinions liées à toute l'existence humaine. Quand le besoin d'agir les pousse à déléguer leurs décisions, le défaut de principes les conduit ordinairement à mal placer leur confiance, qui n'aboutit qu'à rendre leurs égarements plus graves.
D'abord restreinte au domaine supérieur, où l'ancienne discipline était plus oppressive, une telle anarchie ne saurait persister sans s'étendre aux notions inférieures, de manière à compromettre l'ensemble de nos acquisitions théoriques. Il serait étrange que des esprits disposés à prendre leurs inspirations pour l'unique bases de leurs convictions morales et politiques restassent indéfiniment soumis à l'autorité scientifique envers des questions moins importantes et moins difficiles. Une saine appréciation de l'avènement occidentale des découvertes modernes indique leur adoption universelle comme dues surtout aux habitudes résultées de l'ancienne discipline, malgré la décadence de ses fondements intellectuels. Si, par une hypothèse d'ailleurs contradictoire, on supposait la proclamation du mouvement de la terre retardée jusqu'au plein essor des moeurs révolutionnaires, elles lui présenteraient des obstacles insurmontables, en y dispersant l'opinion sur une foule d'amendements incompatibles.
Système de politique positive, IV, 368-9