Pour Comte la propriété est avant tout sociale. Et ce qui importe n'est point comment elle a été acquise, mais l'usage qui en est fait.
Les vrais philosophes n'hésitent point à sanctionner directement les réclamations instinctives des prolétaires envers la vicieuse définition adoptée par la plupart des juristes modernes, qui attribuent à la propriété une individualité absolue, comme droit d'user et d'abuser. Cette théorie antisociale [...] est autant dépourvue de justice que de réalité. Aucune propriété ne pouvant être créée, ni même transmise, par son seul possesseur, sans une indispensable coopération publique, à la fois spéciale et générale, son exercice ne doit jamais être purement individuel. Toujours et partout, la communauté y est plus ou moins intervenue, pour le subordonner aux besoins sociaux. L'impôt associe réellement le public à chaque fortune particulière, et la marche générale de la civilisation, loin de diminuer cette participation, l'augmente continuellement, surtout chez les modernes, en développant davantage la liaison de chacun à tous. Un autre usage universel prouve que, dans certains cas extrêmes, la communauté se croit même autorisée à s'emparer de la propriété toute entière [...] Nos communistes ont donc très bien réfuté les juristes quant à la nature générale de la propriété.
Système de politique positive, I, 154-55
Dissipant toute discussion vaine et orageuse sur l'origine et l'étendue des possessions, elle [la philosophie positive] établit directement les règles morales relatives à leur destination sociale. La répartition des forces réelles, surtout temporelles, est tellement supérieure à notre intervention, que nous consumerions notre courte vie en débats stériles et interminables si notre principale sollicitude s'appliquait à rectifier, sous ce rapport, les imperfections de l'ordre naturel. En quelques mains que réside un pouvoir quelconque, ce qui intéresse essentiellement le public c'est son utile exercice ; et, à cet égard, nos efforts comportent toujours beaucoup plus d'efficacité. D'ailleurs, en réglant la destination, on réagit indirectement sur la possession, qui l'affecte accessoirement.
Ces règles indispensables doivent être, quant à leur source, morales et non politiques : dans leur application, générales et non spéciales. Tous ceux qui les subiront les auront volontairement adoptées par l'éducation, et leur observance habituelle conservera le mérite de la liberté, comme Aristote le sentait déjà. L'assimilation morale des propriétés privées aux fonctions publiques ne les assujettira point à des prescriptions tyranniques, qui tendraient à dégrader profondément le caractère humain, en détruisant la spontanéité et la responsabilité. Cette appréciation normale sera appliquée même souvent en sens inverse, pour consolider les fonctionnaires au lieu d'ébranler les propriétaires [...] A cette direction toute morale, la faiblesse humaine continuera, sans doute, d'exiger que la législation proprement dite joigne la répression matérielle des violations les plus directes et les plus dangereuses. Mais cet inévitable complément deviendra beaucoup plus accessoire qu'il ne le fut, au moyen âge, sous la prépondérance sociale du catholicisme.
Système de politique positive, I, 163-64